VI
« LE PLUVIER DORÉ »

— Le voilà !

Penché en avant, Bolitho leur montra le vaisseau qui devait les conduire au Cap. Son regard brillait, on sentait l’œil du professionnel.

— Un brigantin, grommela Allday.

Il plissa les yeux. Le soleil faisait vaguement briller les dorures qui ornaient la poupe sur laquelle était inscrit le nom du bâtiment. Le tableau était tout abîmé.

— Comment qu’il s’appelle, sir Richard ? Mes yeux me jouent des tours.

Bolitho lui lança un regard plein de reconnaissance. Il n’ignorait pas qu’Allday ne savait guère lire, mais lorsqu’il avait vu un navire une fois, il se souvenait de son nom, et il ne l’oubliait jamais. Nous jouons la comédie tous les deux.

— Le Pluvier Doré.

Et ils échangèrent un grand sourire, comme deux conspirateurs.

— Dans le temps, il naviguait sous pavillon de la Compagnie royale des paquebots de Norfolk.

Catherine les regardait faire. À sa grande surprise, elle en fut tout émue. Cette fois-ci, ils étaient ensemble, elle partageait sa vie. Ou encore, comme elle le lui avait dit ce matin pendant qu’ils admiraient le lever du jour alors que Keen se promenait dans le jardin : le devoir s’est déguisé et a pris les apparences de l’Amour.

Bolitho n’était pas habitué à monter à bord sans qu’on lui rendît les honneurs à la coupée. Il y avait plusieurs gabiers dans les hauts et les voiles marron du brigantin battaient doucement, comme les ailes d’un oiseau sur le point de s’envoler. Ozzard était là, près d’un individu solidement bâti. Il devina qu’il s’agissait de Samuel Bezant, le capitaine. Contrairement à la plupart de ses hommes, il était à bord du Pluvier Doré depuis bien longtemps, avant que le navire fût réquisitionné par l’Amirauté. Cela se passait au commencement de la Terreur, à l’époque où chaque matin voyait un nouveau massacre, où la guillotine faisait couler des ruisseaux de sang sur toutes les places de France.

Les capitaines de ces paquebots, comme tous ceux de la célèbre Flotte de Falmouth, étaient de vrais marins de métier. Ils naviguaient entre l’Angleterre et les Amériques, la Jamaïque, les Antilles, la mer d’Espagne et maintenant, le cap de Bonne-Espérance. Lorsque leurs bâtiments étaient passés au service de l’Amirauté, on leur avait pour la plupart ajouté des cabines destinées aux officiels – des officiers accompagnés parfois de leurs épouses – qui gagnaient leurs affectations aux quatre coins d’un empire de plus en plus étendu.

On avait dit à Bolitho que Le Pluvier Doré avait commencé sa carrière avec un gréement carré, mais on l’avait modifié. Son nouveau gréement lui permettait de naviguer à toutes les allures et avec moins de monde à la manœuvre. Seul le mât de misaine avait gardé ses grandes voiles d’origine, mais on pouvait les orienter à partir du pont.

Lorsque la chaloupe passa derrière la poupe du navire, Keen se retourna pour regarder la jetée une dernière fois avant qu’elle disparaisse à sa vue.

Catherine surprit son regard anxieux. Il espérait sans doute apercevoir Zénoria parmi les spectateurs assemblés là : badauds, vieux marins, hommes dans la force de l’âge mais auxquels quelque protection épargnait de servir à bord des vaisseaux du roi… Elle dit doucement :

— Vous représentez tout pour elle, Val. La seule chose dont elle ait besoin, c’est d’un peu de temps.

Une frégate était mouillée non loin de là : les fusiliers en tenue écarlate surveillaient, l’œil soupçonneux, les nombreuses embarcations qui tournaient autour. Leurs occupants venaient proposer toute une quincaillerie aux marins : couteaux, carottes de tabac à chiquer, pipes, tout ce qui pouvait adoucir un peu les dures réalités de la discipline et du danger.

Elle posa la main sur sa poitrine, mais son cœur battait déjà moins vite. Elle avait cru qu’il s’agissait de l’Anémone, la frégate d’Adam. Mais non. Elle comprenait trop bien ce qui pouvait les attirer l’un vers l’autre. Ils venaient tous les deux de l’Ouest, ils avaient tous deux un passé chargé de mauvais souvenirs. Elle se tourna vers Bolitho dont elle voyait le profil rassurant et eut envie de le toucher. Zénoria et Adam étaient à peu près du même âge. Mais l’amour ou, plus précisément, la menace d’un amour, était quelque chose d’autrement grave.

Elle serra le cordon qui maintenait sa capuche verte sur ses cheveux. Les gens faisaient souvent allusion à son âge, au fait qu’elle était plus jeune que Richard. Cette pensée l’irrita soudain. Au moins seraient-ils libérés de tous ces ragots pendant un certain temps.

 

Le brigadier posa son aviron et crocha dans une cadène tandis que deux matelots sautaient habilement dans le canot pour saisir les dernières caisses. Le capitaine ne remua pas d’un pouce sa grande carcasse avant que Catherine fût montée à bord. Il lui dit alors :

— Bienvenue à bord du Pluvier Doré… – et, ôtant sa coiffure de dessus ses cheveux gris tout ébouriffés : Euh… milady !

Catherine aperçut Sophie. Elle la regardait, tout excitée, et semblait assez contente de constater l’embarras de Samuel Bezant. Elle répondit avec un sourire :

— Un bien beau navire.

Puis, afin de mieux jouir de cet instant, elle dénoua le cordon de sa capuche pour la rabattre sur ses épaules. Des hommes occupés dans le mât d’artimon se retournèrent. Un autre en lâcha un cabillot et s’attira ainsi les foudres d’un second maître bosco.

Bezant se tourna alors vers Bolitho :

— Voyez-vous, sir Richard, je n’ai reçu mes derniers ordres que lorsque votre officier est arrivé à bord.

— Tout est donc clair ?

Le gros bonhomme eut un mouvement de tête en direction de sa ravissante passagère, dont le vent faisait voler les cheveux, et fronça le sourcil.

— C’est juste que la plupart de mes hommes sont pas descendus à terre depuis une paye, sir Richard, et qu’y sont pas habitués à fréquenter des vraies dames. Je f’rais pas confiance à ces têtes brûlées sans avoir une ancre de détroit à mouiller !

Elle le regardait de ses yeux rieurs :

— Et qu’en est-il de vous, capitaine ? Peut-on réellement vous faire confiance ?

La figure de Bezant était rouge brique, sous l’effet combiné des tempêtes qu’il avait encaissées et du cognac. S’il n’avait pas été aussi écarlate naturellement, songea Bolitho, il aurait piqué un fard.

Le capitaine hocha lentement la tête.

— Je les ai bien avertis, milady. Mais j’ai jugé utile de vous mettre en garde, leur langage et tout ça.

Elle s’approcha de la roue découverte et laissa courir ses doigts sur l’un des rayons.

— Nous sommes sous votre coupe, capitaine. Je suis sûre que nous nous entendrons à merveille.

Bezant s’essuya les lèvres d’un revers de main et dit à Bolitho :

— Si vous êtes paré, sir Richard, j’aimerais lever l’ancre rapidement. Dans ce port-ci, la marée a une fâcheuse tendance à montrer qu’elle n’est pas contente.

Bolitho répondit en souriant :

— Je suis né ici, mais je ne parierais pas sur l’humeur de la passe de Carrick !

Il entendit l’homme pousser un soupir de soulagement. On mena les passagers dans la descente. La hauteur sous barrots était réduite, mais, à part cela, la cabine était remarquablement spacieuse et confortable.

— J’ai le droit de me servir de la cambuse et de la soute aux vivres, sir Richard, lui dit Ozzard. J’y ai mis toutes les bouteilles que Madame a rapportées de Londres. Je veillerai à ce que vous ne manquiez de rien.

Même lui semblait bien content de partir. À moins qu’il n’essayât de fuir on ne sait quoi…

Catherine referma la porte à lames de la cabine que l’on avait préparée pour eux et examina les lieux avec une certaine perplexité.

Bolitho se demandait si elle ne se rappelait pas d’anciens souvenirs de mer, lorsque Luis, son mari, s’était fait tuer. Le navire à bord duquel ils avaient pris passage avait été attaqué par des pirates barbaresques. Bolitho se souvenait encore de l’état dans lequel elle était : elle s’en était prise à lui, folle de rage, et l’avait injurié, lui reprochant ce qui venait d’arriver. Mais sa colère s’était transformée en passion lorsque le Destin avait posé sa main sur eux.

Elle tâta l’une des couchettes à cardan et sourit. Lorsqu’elle se tourna vers lui, il vit cette petite veine qui battait sur son cou. Ses yeux sombres étaient pleins de malice.

— Je me réjouis de traverser l’océan avec toi, mon chéri. Mais être obligée de dormir dans l’un de ces cercueils…

Elle éclata de rire et quelqu’un qui passait s’arrêta derrière la porte.

— Il y aura des nuits où le pont devrait faire l’affaire !

Au moment où il la prenait dans ses bras, ils entendirent une voix lointaine qui annonçait : « Viré à pic ! »

On distinguait le cliquetis régulier du guindeau, le piétinement des pieds nus, les marins qui s’activaient aux drisses et aux bras. Un peu plus tard, le choc sourd du safran : on mettait de la barre.

Elle murmura, le visage enfoui dans ses cheveux :

— La musique de la mer. Un navire qui s’anime… Cela représente tant de choses pour toi.

Elle leva des yeux brillants d’émotion.

— Mais cette fois-ci, je partage tout cela avec toi – puis, changeant brusquement d’humeur : Montons sur le pont, Richard. Un dernier regard – elle se tut, comme si elle craignait de préciser sa pensée – pour le cas où…

— Haute et claire !

Ils grimpèrent l’échelle en se retenant à la main courante. Plein de vie, le brigantin s’éloignait de la terre en gîtant comme une frégate.

Bezant se trouvait là, jambes largement écartées comme des troncs d’arbres ; ses yeux surveillant alternativement le compas, le pic, le foc qui faseyait et qui finit par prendre le vent comme le reste de la voilure.

Catherine passa son bras sous celui de Bolitho pour admirer la haute masse du château de Pendennis qui défilait par le travers. Le pont s’inclinait fortement sur les eaux agitées du chenal.

Des gabiers de misaine se laissèrent glisser le long des étais et gagnèrent l’arrière pour aider les autres. La grande brigantine battait au-dessus des embruns, on la borda elle aussi.

Lorsque l’on renvoya une bordée en bas, les conversations allèrent bon train dans l’entrepont, l’histoire de cet officier qui avait jeté au vent sa réputation dans la société pour l’amour de cette femme dont la chevelure volait, ce rire qu’elle avait, et ces yeux…

Le bâtiment vira de bord, la mer venait au ras des dalots, puis la barre le stabilisa au nouveau cap.

Un peu plus tard, Bezant dit à son second :

— Ces deux-là, quand on voit à quel point ils s’en fichaient, ils auraient pu tout aussi bien être seuls à bord !

 

Richard Bolitho remonta sur le pont un peu avant le moment où le soleil allait se noyer dans les flots, peignant de teintes rouillées la mer bleu sombre jusque-là. Il n’y avait aucune terre en vue, mais les mouettes planaient toujours au-dessus d’eux dans l’espoir de ramasser quelque nourriture. Elles se laissaient glisser le long de la coque ou se perchaient de temps en temps sur les vergues de misaine.

Depuis seulement trois jours qu’ils avaient quitté Falmouth, Le Pluvier Doré avait eu l’occasion de montrer quelle allure il était capable de tenir, pour la plus grande fierté de son maître hirsute.

Les deux timoniers étaient bien campés sur leurs pieds, comme collés au pont. Ils surveillaient alternativement le compas et le pic, mais jamais leurs yeux ne se posaient sur Bolitho.

Peut-être commencent-ils à s’accoutumer à leurs passagers, songea-t-il. Ou était-ce parce que, tout comme Keen et Jenour, il avait abandonné sa vareuse d’uniforme, ce qui le faisait davantage ressembler à un homme ordinaire ?

Trois journées, et les périls du golfe de Gascogne étaient déjà bien loin derrière. La vigie perchée en tête de mât avait vu une seule voile dans ces parages, les vergues hautes d’un bâtiment de guerre qui affleuraient à l’horizon. Samuel Bezant avait immédiatement changé de route pour s’éloigner. Il avait confié à Bolitho qu’il ne se souciait guère de savoir s’il était ami ou ennemi. Dans les deux cas, cela risquait d’éveiller l’intérêt, et ses ordres étaient de se tenir à l’écart de l’escadre de blocus.

— ’Vous d’mand’pardon, sir Richard, mais un vaisseau amiral me commanderait immanquablement de mettre en panne sous un prétexte ou un autre.

Et à propos de l’ennemi, il avait ajouté avec mépris :

— C’est plus d’une fois que mon Pluvier a semé une frégate. C’est vrai qu’il a un fort maître-couple, mais la quille plonge profond, si bien qu’il monte au vent par tous les temps et bien mieux que tout autre !

Bezant était justement sur le pont, en grande conversation avec son second, une autre espèce de sauvage du nom de Jeff Lincoln.

Bolitho passa de l’autre bord pour les rejoindre.

— Vous taillez bien la route.

Bezant réfléchit un moment avant de répondre, comme s’il craignait un reproche.

— Oui, sir Richard, je suis assez satisfait. Nous devrions mouiller devant Gibraltar d’ici deux jours.

Comme la plupart des capitaines le faisaient, il aurait pu relâcher à Madère, ou même à Lisbonne, pour faire le plein de vivres au meilleur prix. Mais mieux valait se tenir à l’écart. Les Français avaient envahi le Portugal, ils avaient peut-être occupé quelques îles. Le Pluvier Doré avait encore des réserves en abondance, l’équipage était réduit, son effectif n’avait rien à voir avec ce que l’on trouvait à bord des vaisseaux du roi. Il pouvait donc se permettre le luxe de longues traversées en restant à l’écart des dangers. L’eau douce était un autre sujet de préoccupation, mais Bezant avait ses propres sources d’approvisionnement sur de petites îles mal connues, si jamais le vent et le mauvais temps se liguaient contre eux.

La seule mention de Gibraltar glaça le sang de Bolitho. C’est ici qu’il avait atterri après la perte de l’Hypérion. Le vieux vaisseau renfermait encore pour lui tant et tant de souvenirs.

— Je ne serai pas fâché de repartir du Rocher, sir Richard. Nous avons tout intérêt à rester le plus possible au clair des côtes – c’est un endroit où des centaines d’yeux observent tous les mouvements de navires. Parfois, je me dis que je me sens l’âme d’un pirate plus que de capitaine de paquebot !

— Ohé du pont !

Ils levèrent le regard vers la tête de mât. On ne voyait que le hunier, tendu au soleil. La vigie avait le bras tendu, comme une statue dans une église.

— Voile dans le nordet !

Bezant ordonna, sans hausser le ton le moins du monde :

— Tu me le surveilles, Billy ! – et, s’adressant à Bolitho sans prendre de gants : Sans doute un de vos vaisseaux, sir Richard. De toute manière, je le sèmerai avant la nuit.

— En quoi consiste votre cargaison ?

Bezant essaya d’éluder :

— Bon, on va dire que c’est vous, il me semble ?

Puis il le regarda droit dans les yeux, comme si quelque chose le tracassait depuis qu’il avait reçu ses ordres.

— Il y a une autre raison pour laquelle je n’ai pas trop envie d’attirer l’attention sur ce que fabrique Le Pluvier-il inspira profondément : De l’or. La solde de l’armée du Cap. Et maintenant, avec un passager d’importance en sus, j’ai de quoi creuser un gros trou dans la quille.

Puis il ajouta, plus amer :

— J’sais pas pourquoi qu’y n’envoient pas un navire de guerre, sais pas, une frégate. Ces gars-là sont payés pour vous créer des ennuis. Et moi, pour les éviter.

Bolitho songeait à la tension qui montait, à la possibilité d’une attaque contre les Français installés au Portugal et peut-être en fin de compte en Espagne, si Napoléon continuait à presser son vieil allié. Il s’entendit répondre :

— Parce qu’il n’y a jamais assez de frégates.

Il sourit en se remémorant ce que disait son père : « Et il n’y en a jamais eu assez. »

Il perçut un pas léger dans l’échelle et vit apparaître Sophie, avec son air d’enfant abandonnée. Elle le regardait fixement, cramponnée à la main courante comme si sa vie en dépendait. Le golfe de Gascogne avait pourtant été plus calme qu’à l’accoutumée, mais Sophie avait difficilement supporté la traversée, elle avait eu le mal de mer pendant toute une journée. Maintenant, elle avait retrouvé sa vigueur. Le soleil couchant se reflétait dans ses yeux pleins de curiosité. Comme elle devait trouver cela différent de l’échoppe du tailleur juif à Whitechapel !

— Le souper est prêt, sir Richard. On m’a envoyée vous chercher, comme…

Catherine avait soigneusement expliqué à la jeune fille qu’elle devait faire preuve de prudence lorsqu’elle se déplaçait à bord.

Bolitho l’avait entendue répondre timidement, à peine un murmure :

— Oh, j’en sais un brin sur les hommes, madame. J’frai bien attention où qu’je mets les pieds, allez !

La cabine était fort accueillante, on avait allumé un fanal qui dansait au plafond chaque fois que le bâtiment plongeait dans un creux. Keen conversait tranquillement avec Catherine. Jenour semblait occupé à écrire sur une petite écritoire joliment sculptée. L’objet devait avoir une histoire intéressante. Sans doute le devait-on à un charpentier de bord, comme quelques-uns de ces meubles à Falmouth.

Bolitho s’arrêta derrière Jenour pour regarder ce qu’il faisait. Cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’une de ces longues lettres comme il en écrivait à ses parents. Jenour dessinait des croquis, hommes occupés à essarder le pont du gaillard d’avant, une mouette, les ailes battantes, perchée sur le pavois en quête de nourriture.

Conscient de sa présence, Jenour leva la tête. Il rougit immédiatement.

— Ce n’est qu’un petit dessin que je compte joindre à ma lettre, sir Richard.

Il essaya de le cacher, mais Bolitho le lui prit et l’examina attentivement.

— Un petit dessin, Stephen ? Mais c’est superbe !

Il sentit Catherine qui passait sa main sous son bras – elle avait traversé la pièce, le pont oscillait doucement.

— Je lui en ai déjà fait la remarque, lui dit-elle. Je lui ai même demandé de réaliser notre portrait, nous deux, ensemble.

Leurs yeux se rencontrèrent, et tout fut comme avant, comme s’ils étaient seuls dans la cabine. « Ensemble ».

Bolitho lui fit un sourire, il avait l’impression que les yeux de Catherine le caressaient.

— Il est bien meilleur dessinateur qu’il n’est aide de camp !

Ozzard attendit qu’ils fussent assis, puis alla rejoindre Sophie dans l’office, prêt à les servir.

— Je crois, déclara Catherine, que bien des femmes m’envieraient. Trois superbes officiers de marine, et personne pour me les disputer !

Se tournant vers Bolitho, elle remarqua qu’il avait changé de figure.

— Quelque chose ne va pas ?

Jenour oublia son embarras, mais aussi son plaisir, et Keen se fit soudain plus attentif, comme s’il commandait lui-même ce navire.

— Je crois que nous sommes suivis, commença tranquillement Bolitho. Le capitaine pense le contraire, mais moi, je le sens.

— J’ai rarement vu votre instinct vous tromper, amiral, lui dit Keen.

Catherine était de l’autre côté de la table, elle aurait voulu se serrer contre lui, partager son inquiétude. Elle lui demanda :

— Pour quelle raison serions-nous suivis ? Parce que nous sommes à bord ?

Bolitho désigna le panneau de la cambuse d’un signe de menton.

— Nous transportons assez d’or pour payer toute la garnison du Cap – entendant des bruits d’assiettes, il continua, un ton plus bas : Demain, Val, je vais avoir besoin de toute votre expérience. Vous prendrez une lunette et vous irez voir en haut. Vous me direz ce qu’il en est – il hésita : Mes yeux pourraient me tromper.

Et se tournant vers Catherine, soudain inquiète :

— Je vais bien, Catherine.

Puis il détourna son regard en voyant arriver Ozzard suivi de la jeune fille qui apportait les plats.

Il faut que j’aille bien.

 

Agissant comme il avait dit, Samuel Bezant, capitaine du Pluvier Doré, jeta l’ancre sous la niasse du Rocher deux jours après avoir détecté l’étrange bâtiment qui les suivait.

Bolitho envoya Keen et Jenour à terre pour présenter ses respects à l’amiral major général, et décida quant à lui de rester à bord pour profiter de l’intimité que lui offrait l’arrière. Debout près de lui, Catherine contemplait la montagne bien découpée de Gibraltar.

— J’aimerais aller marcher un peu avec toi – elle poussa un soupir : Mais je sais bien que tu as raison de ne pas bouger d’ici. Surtout si tu crois toujours que ce navire n’est pas là par hasard.

Keen était monté dans les hauts avec une lunette. Il avait vu les têtes de mât et les vergues d’un petit bâtiment à deux mâts, très probablement un brick. Mais la brume de mer voilait l’horizon et, lorsqu’elle s’était dissipée, l’autre bâtiment avait disparu comme par enchantement. Depuis, on ne l’avait plus revu.

Bolitho passa doucement la main dans le dos de Catherine et la sentit se raidir :

— Je ne supporte pas de te laisser seule.

— Que diraient-ils, lui demanda-t-elle, les lèvres légèrement entrouvertes, s’ils montaient à bord et nous trouvaient ici… eh bien, s’ils nous trouvaient ?

Elle se mit à rire et s’écarta de lui.

— J’adore être ici avec toi. Même quand tu es à la maison, tu restes l’officier du roi. Ici, tu es bien obligé de demeurer à l’écart, de laisser les autres tout organiser, manœuvrer le bâtiment… et du coup, nous avons du temps pour nous. Je te vois en paix. Tu me lis du Shakespeare le soir, tu le rends si vivant. Et tu fumes ta pipe, chose que tu fais rarement, même à Falmouth. Cela me stimule, j’ai besoin de toi et je te désire en même temps.

— Mais n’est-ce pas la même chose ?

Elle leva fièrement le menton et le regarda droit dans les yeux.

— Je te montrerai la différence dès que…

Mais une chaloupe accostait. Un peu plus tard, Bezant vint faire son rapport. Il semblait troublé, nerveux même.

— Le major général refuse de discuter et menace de faire part de son mécontentement à l’Amirauté par le prochain paquebot qui passera.

Il lança un coup d’œil gêné à Catherine, qui le rassura :

— Vous pouvez parler en ma présence, capitaine, je suis habituée aux mauvaises nouvelles.

Bezant haussa les épaules.

— Il m’ordonne de prendre à mon bord douze prisonniers à destination du Cap. Il n’y a pas d’autre navire disponible pour remplir cette tâche minable.

— Quelle sorte de prisonniers ? lui demanda Bolitho.

Bezant avait déjà retrouvé son calme.

— Oh, juste quelques soldats déserteurs, sir Richard, pas de vrais brigands. On pense qu’ils avaient l’intention de se cacher à bord d’un transport qui appareillait du Cap. Ils avaient décidé de s’enfuir plutôt que de demeurer là-bas.

Bolitho n’avait pas un souvenir très précis du major général en question, mais cette idée de renvoyer les soldats dans leur régiment correspondait assez à ce que l’on disait être son idée de la justice. Il n’avait aucune envie de les garder ici en prison, alors qu’un bâtiment de passage pouvait les accueillir.

— Que vont-ils devenir ? lui demanda doucement Catherine.

— S’ils ont de la chance, milady, répondit Bezant en soupirant, ils seront pendus. J’ai eu l’occasion d’assister à une séance de punition comme on la conçoit dans l’armée de terre – il se tourna vers Bolitho et conclut : Cela ressemble à une séance de fouet dans la marine, sir Richard. Il y en a peu pour survivre.

Bolitho s’approcha de la fenêtre de poupe, mais le reflet du soleil dans la mer lui fit faire la grimace. Son œil malade…

— Qu’y a-t-il, sir Richard ? demanda Bezant qui les regardait à tour de rôle.

— Ce n’est rien – Bolitho essaya de se radoucir : Mais je vous remercie.

Il se retourna et surprit l’expression de Catherine. Elle savait. Elle savait toujours.

On frappa à la porte. Bolitho entendit le second, Lincoln, murmurer quelques mots à son capitaine.

Bezant le renvoya et s’écria :

— Qu’il aille au diable ! ’Vous d’mand pardon, milady, mais ces ennuis me font perdre mon sang-froid !

Il finit par se calmer au prix d’un grand effort. On le sentait soulagé de pouvoir partager ses soucis avec Bolitho, en dépit de sa célébrité et de son rang.

— J’ai envoyé mon second à terre, je voulais qu’il voie le médecin de la garnison. Il souffre depuis que nous avons quitté Falmouth. J’ai d’abord pensé qu’il avait trop traîné dans les tavernes ou quelque chose de ce genre. Mais on dirait que c’est plus grave, comme s’il était rongé de l’intérieur. Jeff Lincoln et moi, on se partageait le quart avant qu’il tombe malade, mais pas pour des traversées aussi longues que celle-ci.

Il baissa les yeux et regarda le pont, comme s’il voyait sa cargaison étincelante – et pleine de menace.

— Jeff Lincoln a trouvé un second pour le remplacer, le temps qu’on puisse s’organiser autrement. Ses papiers semblent en règle, et de toute façon, l’adjoint du major général n’a pas envie de discuter de ça non plus.

Et il partit précipitamment, criant au passage quelques ordres à son bosco.

— Cela n’a pas de conséquence fâcheuse pour nous, Richard ?

Catherine l’observait avec anxiété, ne sachant pas si son œil le faisait toujours souffrir.

Sophie arriva avec une pile de chemises propres et annonça, fort excitée :

— On voit encore une terre par là-bas, milady ! Je croyais qu’il n’y avait rien après la pointe !

Catherine passa le bras autour de ses chétives épaules.

— C’est l’Afrique que vous apercevez, Sophie – celle-ci en fut tout ébahie : Vous voyez, vous avez déjà fait un bout de chemin !

La jeune fille ne cessait de répéter à voix basse : « L’Afrique ! »

— Allez voir Tojohns, lui dit Bolitho, et demandez-lui de vous prêter une lunette, vous verrez mieux.

Après son départ, il ajouta :

— Je ne serai pas fâché de m’en aller d’ici – et, haussant un peu les épaules : C’est un endroit qui porte malheur.

La porte s’ouvrit. Cette fois-ci, c’était Allday.

— Vous m’avez demandé, sir Richard ?

Leurs regards se croisèrent. Comment avait-il deviné ? Bolitho lui dit :

— Je voudrais me fournir de quelques pistolets. Une paire par personne. Trouvez-moi ça pendant que l’équipage sera occupé au cabestan.

Allday jeta un coup d’œil à Catherine, debout près de la fenêtre grande ouverte. Il dit négligemment :

— C’est déjà fait. Tojohns et moi, on en a pris un chacun – il sourit : Pas la peine d’en donner un à Mr. Yovell, il se tuerait tout seul !

— Et moi, dit Catherine, j’ai mon petit joujou dans la cabine – puis, d’une voix plus altérée : J’ai bien failli m’en servir une fois.

Bolitho se tourna vers elle. Il se souvenait de cet officier ivre qui l’avait ennuyée, dans les jardins de plaisance de Vauxhall. Bolitho l’avait provoqué en duel, mais un ami du soldat l’avait entraîné et s’était confondu en excuses. Catherine avait ensuite ouvert son réticule et lui avait montré le minuscule pistolet qu’il contenait. Une arme tout juste suffisante pour blesser quelqu’un, mais qui aurait certainement permis de mettre l’officier hors d’état de nuire s’il s’en était pris à son homme.

Cette nuit-là, elle lui avait dit :

— Si quelqu’un essaie encore de s’en prendre à toi, il aura affaire à mon pistolet. Lorsque tu souffres, je souffre avec toi, aussi vrai que mon amour pour toi durera toujours.

À présent, elle était avec lui, et le danger menaçait. Il entendait la mélodie plaintive d’un violon, le cliquetis régulier du cabestan. Les hommes s’activaient au-dessus d’eux, et, dans la pénombre, il distinguait les voiles que l’on dérabantait. Le Pluvier Doré était prêt à entamer la longue traversée au sud, le long des côtes d’Afrique, en évitant Ténériffe où s’étaient peut-être mis à l’abri des vaisseaux espagnols qui attendaient de savoir ce que leur réservait leur allié menaçant.

Une chaloupe passa sous le tableau, vira rapidement, et se dirigea vers le port. Bolitho aperçut dans les fonds des fers vides, quelques fusiliers qui plaisantaient, maintenant qu’ils s’étaient débarrassés des prisonniers qui encombraient l’amiral.

Pour faire un exemple. Bolitho songea à la cour martiale qui venait de juger Herrick. Où se trouvait-il à présent ? Etait-il déjà parti pour les Antilles, sans seulement lui dire un mot ? Bolitho pensait souvent au capitaine de vaisseau Gossage, à son revirement inexplicable, à son soudain changement d’attitude. Son témoignage pouvait faire condamner Herrick sans appel. Mais il était aussi le témoin capital, le seul témoin pour ainsi dire. En sa qualité de capitaine de pavillon ce triste jour, il devait savoir exactement quelle était la situation. Mais pourquoi ? Cette question le lancinait encore lorsque Le Pluvier Doré sortit son ancre de l’eau. Le boute-hors décrivit un cercle avant de pointer vers le détroit, direction l’océan immense qui scintillait devant l’étrave.

Lorsque le navire se trouva plongé dans l’obscurité, lorsque la bordée du quart de nuit eut pris possession du pont, ils firent l’amour comme elle le lui avait promis. Ils se prirent et se donnèrent l’un à l’autre avec une lenteur voulue, comme s’ils savaient que c’était peut-être la dernière fois, la dernière fois avant que le besoin de faire preuve de vigilance les en empêchât.

 

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